"C'est l'Histoire qui nous attrape mais les médias qui nous font pleurer"
Un entretien entre Jean Marc Munerelle et Mo Gourmelon
Ecrits sur l'art contemporain, Mo Gourmelon
Editions Espace Croisé 2004
Jean-Marc Munerelle opère des contrastes entre images et sons, entre immobilisme et affairement. Il saisit dans ses films et à son insu, une personne qui fume, qui attend,
qui mange… Des activités simples, sans conséquence, humaines trop humaines. Ce n’est pas une volonté de piéger mais d’enregistrer des instants d’abandon à soi-même, dans lesquels le désir ou la volonté de représentation n’y sont pas. Jean-Marc Munerelle utilise sa caméra dans la rue, les lieux de passages, de transit, de transport, cabine téléphonique, station service dans lesquels il ne se passe rien en apparence sinon ce que sait en capter l’artiste.
Nous reproduisons un entretien entre Mo Gourmelon et Jean-Marc Munerelle pour le catalogue 2004 de la Saison Vidéo
Mo Gourmelon : Vous dites que vous avez l"habitude de capter le réel. Vous cherchez une situation pour le faire d"une manière naturelle, sans vous cacher, sans vous montrer. Quel est ce naturel que vous évoquez et comment le provoquez-vous ?
Jean-Marc Munerelle :
Je filme les lieux qui sont habités, qui produisent des habitudes, des
manières de vivre. L’habitude née de l’habitat, c’est ce naturel qui
m’intéresse, la relation qui existe entre un lieu de vie et le mode de
vie qu’il induit.
Avoir l’habitude de capter le réel c’est filmer les limites des possibles
d’une situation humaine... les limites de l’humanité. Les gestes et les
expressions d’un visage sont comme un langage animal, ils parlent
d’eux-mêmes. Plus que tout autre chose ils peuvent exprimer les limites
de la raison.
Dans la série des portraits (Smoker, Neighbour, Traveller, Eater), un
personnage représente systématiquement le contrepoint de la foule,
de la masse. Il est filmé paradoxalement dans une intimité. Il est seul
mais au milieu de la foule, son action (fumer-manger-voyager) devient
par le titre sa fonction. J’ai filmé ces situations en m’intégrant au
paysage urbain dans lequel je me trouvais. Smoker était tourné à Picadilly
Circus, les touristes ont tous des caméras. Lorsque je me
trouvais face au fumeur, je ne me cachais pas, je savais qu’il était
cadré et je ne regardais pas ce que filmait la caméra. Pour filmer
Neighbour, je suis face à l’enfant qui grimace et qui danse. Ma présence
et ma caméra étaient une présence conciliante voire amusée.
Lorsque j’ai filmé Eater, j’étais assis dans une position similaire à la
sienne ; en osmose avec lui, en osmose avec la gare. Moi aussi je
m’abandonnais. Je filmais sans amour ni haine, juste amicalement,
animalement, par habitude.
Le naturel dans ce cadre est d’arriver à faire oublier sa caméra, la
dissoudre dans l’univers dans lequel on se trouve. C’est ainsi que
les gens filmés ne simulent pas leur situation, qu’ils abandonnent
leur image, qu’ils ne se soucient pas de leur apparence et que d’une
certaine manière je peux capter le réel.
MG : Avec Coup de foudre, la caméra se livre, semble-t’-il, davantage
à une intrusion. La capture d’images s’est elle faite spontanément
et subitement comme le laisse présager le titre ?
JMM : Effectivement la vidéo Coup de foudre est très différente des
précédentes. La cabine téléphonique est une boîte qui isole du
monde extérieur. Une caméra est aussi une boîte mais à images.
Dans la promiscuité de la cabine, la caméra devient le prolongement
de mon corps. Ce sont effectivement des circonstances hasardeuses
qui ont donné ce résultat. Il n’y avait rien de déterminé. Une situation
qui s’est présentée et qui avait des potentiels cinématographiques
: des individus prisonniers dans les mêmes cabines pendant
un orage estival. L’intrusion dans l’univers de l’autre ? Oui ! Parce
que notre situation était commune, parce que le lieu de la cabine
téléphonique est à la fois privé (une communication téléphonique)
et public car les murs de verre laissent transparaître l’autre.
MG : Qu’entendez-vous par « potentiels cinématographiques » ?
JMM : Un potentiel d’image, de mouvement et de son. La pluie, le
tonnerre, la foudre, les éléments naturels. C’est ce qu’évoque le cinéma
depuis Les oiseaux de Hitchcock, dans lequel les protagonistes
agressés par des nuées d’oiseaux se calfeutrent dans une maison.
Le scénario de Coup de foudre est le même : les oiseaux sont la
pluie, la maison est une cabine téléphonique. C’est donc une situation
qui appartient à l’Histoire du cinéma, à la mémoire collective.
MG : World Trauma Channel est construit sur la friction de l’image
et de la bande sonore…
JMM : Le 11 septembre a bouleversé en un après-midi le rapport
des occidentaux au monde. Ce qui m’a intéressé, c’est l’omniprésence
des médias dans les lieux privés, dans l’intimité des individus.
J’ai fait ce film lorsqu’un ami a pleuré en regardant la télévision. La
relation qui dans un film lie l’image et le son est primordiale. Si
métaphoriquement il existe dans un film un espace pour le spectateur,
c’est entre l’image et le son. Le son synchrone et asynchrone
ne parlent pas à la même chose. Le son synchrone s’adresse à la
pensée, dans la logique d’un film linéaire, une histoire écrite. Le son
asynchrone parle aux organes. Les viscères, les poumons, ou le
coeur. Le film est alors une expérience physiologique. Une voix off
est au cinéma quasi systématiquement un journal intime : le coeur.
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Dans WTC, le son asynchrone est en conflit avec l’image, c’est une
lutte de chaque instant. La bande son des événements du 11 septembre
a cette capacité illustrative incroyable. On reconnaît dans ce
flux touffu de voix monocordes, de conversations téléphoniques, des
éléments qui nous touchent intimement, telle la voix de PPDA ou la
projection que nous pouvons faire sur l’interview de victimes. Une
image est dans un cadre ; le son se développe dans l’espace. Le
son habite l’espace, l’image le révèle.
MG : Vous laissez-vous « rattraper » par l’actualité et dans ce cas,
quelle est votre attitude ?
JMM : L’actualité est ce qui est « in-actu » disait Deleuze, ailleurs
il appelle cela « l’intempestivité » de l’Histoire. En l’occurrence c’est
tout autant l’histoire que l’actualité qui est diffusée en direct. C’est
l’Histoire qui nous attrape mais les médias qui nous font pleurer.
L’interface, le traitement par… le média est l’enjeu de cette installation.
Comment représenter l’Histoire si elle semble diffusable en direct?
L’Histoire et le cinéma ont ceci de commun, ils produisent la mémoire
et l’imaginaire collectif.
Mon attitude est d’évoquer cet événement sous un angle différent
(je suis de l’autre côté des baies vitrées d’un appartement) sans
montrer ni laisser distinctement entendre que les tours s’écroulent :
l’événement. Je ne suis pas dans l’événement, je m’intéresse à son
mode de communication ou plutôt de diffusion. (non pas les faits mais
la transcription qui en est faite et l’esthétique qu’elle décline). Bref,
je réutilise ce qui génère nos sentiments, modifie notre humeur,
pas l’image mais plutôt les voix qui emplissent l’espace.
L’architecture, le média de l’habitat est aussi déterminant que le
traitement de l’information dans la constitution d’une individualité,
d’une subjectivité. D’une manière similaire, ils nous renvoient à une
solitude, une mélancolie.
Aussi mon attitude reste ambiguë car je ne peux sortir du média,
mon objectif étant de travailler avec. Par contre, je peux subjectiviser
le traitement en utilisant le « média » comme un matériau brut,
donc d’une manière distante. Le son est asynchrone à l’image. L’information
est alors noyée sous le flux des sons qui s’entrechoquent,
l’architecture devient le contenant de l’humeur. Le contenant prend
effectivement alors plus d’importance que le contenu.
MG : Vous étudiez précisément la présentation de vos films. À Roubaix récemment Neighbour était présenté derrière un espace vitré donnant directement sur la rue. Cette présentation créait un effet
redondant.
JMM : Neighbour est un plan-séquence, l’image cadre une fenêtre,
c’est une image émouvante, l’imaginaire du petit a pris le dessus, il
grimace puis il danse derrière la vitre, c’est une image intime. Repositionner
l’image dans la situation de sa prise de vue permet de la révéler…je crois.
En tout cas, je la redécouvre, je lui donne une nouvelle vie, le cinéma
est une captation d’image et de son. Il a été créé pour être
diffusé. C’est un substitut au cadre des musées, ce film est cadré
comme un portrait en mouvement. Le cadre de la fenêtre, mais par
extension le cadre de la rue. La vision est en fragment dans la rue,
on ne voit pas l’horizon, la jonction du sol et du ciel. L’espace public
est aussi un lieu de l’image, l’image publicitaire. J’ai réalisé Neighbour
et la série des portraits lorsque à Londres, je rencontrais mon
image diffusée sur les moniteurs de vidéo surveillance, en entrant
dans un magasin ou en franchissant les bornes du métro.
Un autre dispositif nous occupe ici car contrairement aux flux
aléatoires de l’espace public, un film est une construction
et la séquence est une composition visuelle en mouvement,
une chorégraphie faite de variations de vitesse.
MG : Vous semblez non seulement « redisposer » vos films dans
l’espace en fonction de vos projets mais aussi en extraire certaines
séquences… Quelle est cette circulation très libre et régénératrice
dans vos images ?
JMM : Les films sont présentés dans des dispositifs qui leur donnent
une valeur dans la situation donnée. Un travail de composition avec
le site, une mise en situation temporaire. Mais pas un travail in-situ.