POETIQUE DE L’INATTENDU

Un texte de Dominique Baqué  (06/2022)

 

Au cœur de l’œuvre de Jean-Marc Munerelle, il y a l’inattendu, la surprise comme moyen cathartique de produire du sens et de la nouveauté. Une forme de ludisme et d’enchantement naïf, aussi, dont témoignent ses « actions » — terme que l’artiste préfère à celui de performance, qui convoque les spectateurs de façon trop directive.

 

Les actions de Munerelle, légères, fluides, ne requérant nulle mise en place lourde ou sophistiquée, ne sont évidemment pas sans rappeler l’esprit Dada, bien plus d’ailleurs que le surréalisme, lesté par André Breton d’un certain esprit de sérieux. 

 

Souvent absurdes aussi, relevant du non sense ou du paradoxe : or l’absurdité est par nature inattendue. 

 

Ainsi cet œuf dont la pure rotondité ne s’épanche pas sur les bris épars d’un verre de sécurité. Ainsi aussi Hy !, cette main levée avec un gant Mappa, comme emboîtée sur le pied d’une chaise qui n’en est pas une et qui interpelle le regardeur dans un open space. Ainsi encore la pièce intitulée Le Sixième Océan, sachets de plastiques bleus animés par des ventilateurs qui miment ces océans de plastique qui polluent aujourd’hui encore nos mers ; ou enfin Equilibrium, deux chaises noires plantées en oblique dans le sol, menacées d’effondrement, mais que retiennent étonnamment deux crayons à papier.

 

Si les actions de Munerelle font stricto sensu événement, elles peuvent aussi se jouer autour de micro-événements de la vie quotidienne : l’éponge qui soudain se coupe en deux (Déchirée) ; ou la scie qui s’emploie absurdement à découper une banane et dont le titre — Les Grands Moyens — ne peut que faire sourire.

 

L’écho se fait inévitablement avec l’esprit dadaïste et le non sense mais l’on peut aussi songer aux One Minute Sculptures d’Erwin Wurm. Mais si Munerelle se reconnaît dans la précarité et le fragile équilibre de Wurm, il s’en éloigne dans la mesure où le protocole de Wurm consiste à répéter les gestes déjà photographiés — perdant ainsi en fraîcheur, en spontanéité et en poésie. Raison pour laquelle l’artiste lui préfère la série de vidéos d’Urs Fischer, chaque vidéo étant vraiment la découverte d’une autre réalité mentale. Enfin, Wurm parle de « sculptures » là où il serait sans doute plus approprié d’évoquer le mime ou la danse. 

 

L’absurdité chez Munerelle n’est pas seulement un enchantement ludique et poétique : chez cet artiste qu’on peut se hasarder à qualifier d’« artiste scientifique », elle renvoie aussi à l’absurdité radicale des phénomènes quantiques. 

Ainsi en va-t-il du temps, que l’on croit linéaire mais qui s’écoule différemment selon notre emplacement ; du fait qu’une plume de dix grammes et un poids d’un kilo tombent à la même vitesse dans le vide ; ou encore de l’expérience dite de Shrödinger.

 

Pour rappel, le paradoxe de Shrödinger convoque un chat, dans une expérience de pensée imaginée en 1935 par le physicien Erwin Shrödinger, afin de mettre en évidence les supposées lacunes de l’interprétation de Copenhague de la physique quantique, et notamment la question de la mesure.

 

Or la mécanique quantique est relativement difficile à concevoir, contrairement à la mécanique classique, car elle est souvent contre-intuitive, mais aussi car sa description du monde repose sur des amplitudes de probabilité, ou fonctions d’onde. Ces fonctions d’onde peuvent se trouver en combinaison linéaire, donnant ainsi lieu à des états superposés. Lors d’une opération dite de « mesure », l’objet quantique sera trouvé dans un état déterminé ; la fonction d’onde donnant les probabilités de trouver l’objet dans tel ou tel état.

 

Selon l’interprétation dite de Copenhague ; c’est la mesure qui perturbe le système et le fait, bifurquer d’un état quantique superposé à un état mesuré. Mais cet état ne préexiste pas à la mesure : c’est la mesure qui le fait advenir.

Toutefois, la notion de mesure ou de bifurcation n’apparaît pas explicitement dans le formalisme quantique : d’où le fait que certains physiciens n’accordent aucune réalité physique au concept de mesure. Pour eux, les états superposés ne s’effondrent ni ne bifurquent, et l’état mesuré n’existe pas réellement. 

 

C’est donc pour poser de manière frappante la problématique que Shrödinger a imaginé une expérience de pensée : soit un chat enfermé dans une boîte avec un flacon de gaz mortel et une source radioactive, un détecteur type Geiger, relié à un interrupteur provoquant la chute d’un marteau qui, à son tour, casse une fiole de poison.

 

La mécanique quantique stipule que, tant que l’observation n’est pas faite, l’atome est dans une superposition de deux états équiprobables : tout à la fois intact et désintégré. Ainsi le chat serait lui aussi dans une superposition d’états — état mort et état vivant —, jusqu’à ce que l’ouverture de la boîte déclenche le « choix » entre les deux états. En conséquence, au bout de dix minutes, il est impossible de dire si le chat est vivant ou mort.

 

Il y a bien évidemment une dimension contre-intuitive dans une telle expérience : car si l’esprit est généralement prêt à accepter cette situation pour une particule, il refuse d’accepter une situation qui semble aussi peu « naturelle » quand il s’agit d’un chat… L’affirmation : « Le chat est mort et vivant » est parfaitement déroutante pour le sens commun, et l’intuition tend à dire que « mort » et « vivant » sont la négation l’un de l’autre. Mais il s’agit de comprendre et d’accepter qu’en mécanique quantique, il reste théoriquement une troisième possibilité : le chat peut donc être dans un état dit de superposition, dans lequel il cumule plusieurs états classiquement incompatibles.

 

Même si Munerelle a depuis longtemps abandonné le medium vidéographique, dont il estime avoir mené à son terme l’expérimentation, il convient ici de rappeler la vidéo intitulée Les Éternels qui, précisément, autorise à penser l’impensable du temps, c’est-à-dire un temps non linéaire, mais fait de boucles, de redoublements et de bifurcations. 

 

Sorte de thriller hitchcockien, Les Éternels met en scène courses poursuites, tueries et rencontres amoureuses selon un dispositif interactif qui multiplie à l’infini les boucles temporelles et les dédoublements de personnages, en écho au célèbre et insoluble Mullholand Drive de David Lynch. Ainsi, pour chaque plan, le spectateur peut faire bifurquer le montage originel et se déplacer dans le film, en analogie avec les jeux vidéo qui se déroulent sur un plateau et où l’on peut jouer une multitude de fois le même scénario. Les dédoublements et redoublements permettent ainsi de créer un maillage narratif, et offrir des dizaines de possibilités de films.

 

Mais la référence des Éternels est aussi romanesque, en écho cette fois à L’Invention de Morel de Rodolfo Bioy Casarès dont le personnage principal, un fugitif, s’échoue sur une île, où chaque semaine se rejoue la même vie d’une communauté. Alors qu’il explore l’île et quelques bâtiments déserts, il découvre dans les souterrains diverses machines, dont celle inventée par Morel, créateur diabolique d’une machine à projeter des images dont le naufragé comprendra plus tard que ce sont des photographies très singulières, qui ne reproduisent pas seulement les images des êtres, mais leur consistance, leurs sons et leurs odeurs, et peuvent ainsi répéter indéfiniment des strates de vie enregistrées. 

 

Et Morel d’expliquer ainsi le fonctionnement de sa machine folle : « J’eus une surprise : après beaucoup de travail, en coordonnant harmonieusement les données de mes appareils, je me trouvais en présence de personnes reconstituées, qui disparaissaient si je débranchais l’appareil de projection ; elles ne vivaient que les moments écoulés durant que la scène avait été prise et ceci terminé elles les reprenaient du début, comme s’il s’agissait d’un disque ou d’un film qui, arrivé au bout, recommencerait indéfiniment ; mais nul ne pouvait les distinguer des personnes vivantes ».

 

Bref, l’invention de Morel ressemble fort à ce que Jean Baudrillard nommera « la précession des simulacres », la différence entre le réel et son simulacre tendant à devenir infime.

Bien évidemment, les images de Munerelle sont incapables de produire de telles « images-corps », mais elles semblent générées par une machine vidéographique folle qui distordrait le temps linéaire au profit de la répétition différentielle de temporalités multiples. 

 

Nouant tout à la fois une forme de poésie dadaïste et des références implicites à la physique quantique, l’œuvre plastique de Munerelle joue ainsi constamment sur les paradoxes, le pensable et l’impensable, l’imaginable et l’inimaginable, l’intuitif et le contre-intuitif.

Mais une autre dialectique est aussi à l’œuvre : celle qui opère entre gravité et soulèvement, au sein d’une pratique qui laisse une large place au corps — celui qui perçoit et celui qui s’exprime. Et cette pratique se voit portée par la spontanéité des actions.

 

C’est le sens de Jour de lessive, quand, en dépit de l’interdiction imposée par la municipalité, l’artiste tend un fil à linge entre les deux tours du château fort de la Napoule, laissant sécher divers vêtements. Mais suspendre la gravité, c’est aussi composer avec la force magnétique : d’où l’installation in situ de Blockchain. Grâce à de petits aimants, des pièces de cuivre s’enchaînent les unes aux autres, figurant une délicate et étonnante colonne de centimes, partant du plafond pour « léviter » au-dessus du sol.

 

Souvent aussi, la fragilité du vivant vient dialoguer avec l’illusion de la permanence, comme on peut le voir avec Cheminé(e) : une bien illusoire cheminée faite de ciment et de briques de beurre que sont venus picorer les oiseaux, ne laissant in fine qu’une dentelle précaire de joints de béton. 

 

Ainsi, par des gestes simples qui ne requièrent aucune lourdeur, aucune mécanique imposante et contraignante, des seuils sont déplacés, de nouvelles topographies révélées. Munerelle : « Ainsi, on peut surprendre les diverses conditions qui précèdent la constitution de notre environnement et hacker ces assemblages complexes que nous appelons « réalité ». »

 

Mais le soulèvement vs la gravité vaut aussi pour métaphore du combat, de la lutte, de la rébellion qui contribuent à nous garder debout, à ne pas nous résigner à l’état des choses, du monde, ni abandonner.

 

La gravité se voit ainsi sans cesse contrariée par un toujours possible soulèvement, et par un jeu avec les forces invisibles : la puissance magnétique des aimants, ou encore la lumière qui baigne notre lieu pour en révéler contours et couleurs.

 

Et Munerelle de faire de nouveau appel à l’interprétation quantique qui décrit notre monde comme une somme d’entités paradoxales, à la fois matérielles et ondulatoires. D’où également la référence au concept scientifique de fréquence : comme l’a établi le physicien Ernst Mach, notre perception et les sensations qui en découlent sont de fait caractérisées par des fréquences, et par la modulation de leurs valeurs. L’artiste cite volontiers Mach : « La fréquence influence la perception de certaines ondes périodiques, c’est elle qui détermine par exemple la hauteur d’un son ou la couleur d’une lumière. » Ainsi en va-t-il, pour exemples, d’une mélodie qui enchaîne des notes, ou encore d’un effet de contraste produit par différentes couleurs dans une même image.

 

Mach, de nouveau : « L’espace et le temps [représentent] des relations de dépendance entre les éléments qui sont caractérisés par les sensations. » 

D’une façon plus générale, il est possible de faire de la notion de fréquence le synonyme d’ondes et de vibrations, c’est-à-dire d’interactions plus ou moins subtiles entre les éléments qui nous entourent et avec nous-mêmes.

 

L’interaction est d’ailleurs au cœur de la démarche de Munerelle, qui de nouveau s’en réfère au « nombre de Mach », susceptible d’estimer la vitesse d’un objet volant à partir de la vitesse du son que produit cet objet en volant dans les airs. Conception radicalement novatrice, sorte d’éclair de génie, qui permet d’appréhender un événement grâce à son interaction avec son environnement.

 

Ainsi, rien n’existe sans interaction avec ce qui l’entoure : se dessine alors une philosophie non dualiste, moniste, qui en finirait notamment avec le dualisme cartésien de l’âme et du corps.

 

Ce que met en scène la vidéo 144 heures, course contre la nuit, un documentaire de création qui suit un coureur engagé dans une course folle de six jours et six nuits : à la fois un témoignage bouleversant, balayant les idées reçues sur les limites physiologiques et mentales de l’humain, et une étude sur le sommeil. On y voit la course extraordinaire, au plein sens du terme, d’un homme qui, sur un temps dilaté et distendu cette fois, effectue une course harassante sur une tapis roulant. Nouveau paradoxe : il reste sur place, mais est toujours en mouvement, dans le cadre d’une course d’« ultra endurance », concourant contre d’autres pour détenir le record mondial.

 

Cet homme court sans relâche, mais de façon paradoxalement immobile, et se porte aux limites du possible — physiologique et psychologique —, alternant vigueur et épuisement, veille et sommeil, dans un état second que Munerelle compare volontiers à celui des grands jeûneurs ou à celui des hystériques étudiées par Charcot à la Salpêtrière, et dans un rapport au corps très singulier, au plus loin de la psychanalyse freudienne. Dans une vision bien plus neurologique du rapport au conscient et à l’inconscient, non seulement le coureur fait l’expérience radicale de l’outrepassement de ses limites, mais encore rend-il d’une certaine façon caduque la distinction métaphysique entre le corps et l’esprit. Il ouvre à un monde où ce dualisme, inauguré par Platon et perpétué par la métaphysique de l’Âge classique, n’aurait peut-être plus aucun sens. 

 

Munerelle convoque ainsi l’hypnose éricksonienne : or, si aucune de ses vidéos ne traite stricto sensu de ce phénomène, Norma s’en rapproche pourtant. La voix envoutante de Norma, que viennent par moment dupliquer les percussions Battucada, se mêle aux reflets sans cesse mouvants et renouvelés dans l’eau de bâtiments urbains, au point que tout se fonde, se dilue, se dissolve dans une hypnotique harmonie visuelle et sonore. 

 

 

 

Enfin, les œuvres les plus récentes de Munerelle sont les Encres sur papier : de gracieuses volutes, délicates, vibrantes, de toutes les couleurs du spectre chromatique, que l’artiste dessine au sol, en partant parfois de la droite vers la gauche — de façon contre-intuitive, une nouvelle fois. Ni haut ni bas, donc, dans ces Encres sur papiers, mais des effets de capillarités entre le sec et le fibreux, et un questionnement autour de la lumière : c’est la couleur qui permet ici de voir la lumière — la lumière blanche ne se voyant, elle, que dans son incomplétude, par diffraction, comme lorsqu’elle rencontre ici un prisme pour afficher le vibrant spectre des couleurs.

 

Mais plus encore ces glyphes inconnus sont des imitations involontaires des espaces multidimensionnels, nés de la théorie des cordes, ou espaces de Calabi-Yau.

 

En physique fondamentale, la théorie des cordes est un cadre théorique dans lequel les particules ponctuelles de la physique des particules sont représentées par des objets unidimensionnels appelés cordes. Ces cordes se propagent et interagissent les unes avec les autres — l’interaction, encore et toujours. Sur des échelles de distances supérieures à l’échelle de la corde, celle-ci ressemble à une particule ordinaire, avec ses propriétés de masse, de charge et autres, déterminées par l’état vibratoire de la corde. En théorie de la gravité quantique, l’un de ces états vibratoires correspond au graviton, une particule décrite par la mécanique quantique qui véhicule l’interaction gravitationnelle. 

Or, quand on regarde les volutes et les glyphes produits par les Encres sur papiers, tout se passe comme si une profondeur, une troisième dimension se dessinait, alors même que la figure ne représente rien en soi, ou plus exactement ne représente qu’elle-même. Ainsi, parfois le regard ne parvient pas à déterminer où se trouve l’entrée de la volute, parfois celle-ci ressemble à un trou. 

 

Spontanéité, enchantement, surprise : on retrouve ici l’un des fils conducteurs de l’œuvre de Munerelle. Et l’artiste de conclure : « C’est le paysage d’un monde quantique où notre intuition s’abandonne aux surprises de l’infiniment petit et du divinement grand. »

 

 

Dominique Baqué - Juin 2022